Avertissement :
Bien que polyglotte, ancien traducteur à l'ONU et
à l'OMS,
psychothérapeute, ex-enseignant chargé de cours à
l'Université de Genève entre 1973 et 1994 (psychologie et
sciences
de l'Education), l'auteur de ces lignes est fou. Il le
reconnait lui-même.
Le propre des fous n'est-il pas d'être différents de
la majorité
des gens reconnus comme sensés? (Combien de gens, considérés comme fous à
leur époque,
n'étaient-ils en fait que des précurseurs, dont la
postérité
a ensuite reconnu le mérite? Car... "On a toujours tort d'avoir
raison trop tôt"...)
Et
comme chez beaucoup de fous, revient avec obstination dans le discours
du
Professeur Piron un certain mot. Comme l'utilisation de ce mot presque obscène
pourrait choquer les lecteurs sensibles (et sains d'esprit,
bien sûr!),
j'ai pris la précaution de le censurer, et de le remplacer dans
le texte
par "xxxxx". Cela évitera peut-être à certains,
choqués, d'abandonner la lecture du témoignage avant
d'être
arrivé à son terme.
Cirilo, responsable du site...
Confession d'un fou
Article du Professeur Claude Piron
On me demande un témoignage et,
bien que
cela me gêne -la folie est une maladie honteuse- j'ai
décidé
de le donner, bercé, dans mon délire, de la douce
illusion qu'il
pourrait être utile.
Je suis fou. Comme bon nombre de mes
congénères,
je ne m'en rends absolument pas compte; ma manière d'être
me paraît
cohérente et «colle» très bien avec la
réalité.
Mais le jugement des gens sains d'esprit est pratiquement unanime : je
ne puis
donc que m'incliner.
Une maladie contractée dans l'enfance
Cela a commencé dans mon enfance : j'ai
appris
l'xxxxx. Cette langue m'a paru si attrayante, amusante, merveilleuse,
que très
vite je suis arrivé à la maîtriser (ce n'est pas
une
performance, toute personne atteinte du même mal arrive au
même
niveau dans les mêmes délais). Les premières
années,
je ne me suis rendu compte de rien, mais un jour où, traduisant
en classe
un texte grec, nous nous sommes heurtés à une forme
verbale
bizarre, j'ai dit au professeur : «C'est peut-être un
interrogatif-impératif?» Le vénérable
maître m'a
patiemment expliqué que je mélangeais deux notions
contradictoires
et que mon hypothèse était absurde. J'ai
rétorqué : «Mais
ça existe en xxxxxx, où il est tout à fait courant
de dire kien ni iru? ce qui n'a pas d'équivalent
français. Ni
iru signifie allons! (impératif, première personne du
pluriel)
et kien, dans quelle direction, où. Si on peut dire
allons-y,
pourquoi ne dirait-on pas allons où?» Le professeur m'a
remis à
ma place, expliquant que l'xxxxx n'était qu'un code sans vie
auquel il ne
fallait pas demander des explications valables pour les vraies langues.
L'année suivante, je racontais à
des
camarades, en présence d'un professeur, une conversation qui
s'était
déroulée en xxxxx. Le professeur est intervenu :
«Allons, ne
te vante pas, l'xxxxx, ce n'est pas une langue, on peut peut-être
vaguement l'écrire, mais on ne pourrait pas le parler».
C'est alors
que j'ai commencé à prendre conscience de mon
état. Si des
gens sympathiques, intelligents, honnêtes, instruits, que je
respectais
spontanément (j'ai eu la chance d'avoir de très bons
professeurs) étaient
unanimes à démontrer que mon expérience
était
fausse, c'est qu'elle était fausse. La conclusion s'imposait : je
délirais.
Pareil délire a toutes sortes de
conséquences
fâcheuses. Un jour où, à l'école primaire,
j'avais
dit descendre en bas, le maître m'a fait remarquer : « Le
français
est une langue logique : on dit descendre tout court, parce que cela
suffit».
Quand j'en ai conclu qu'il fallait dire vieux femme pour
éviter
de répéter dans l'adjectif la notion de
féminité
implicite dans le mot «femme», on m'a dit que
j'étais un méchant
garnement. Cela nous arrive souvent, à nous, malades mentaux : on
prend pour de la méchanceté ce qui n'est que pathologie.
Ayant ainsi appris que le français
était une
langue logique, j'ai un jour demandé pourquoi on disait 20
places
assises en accordant le participe en genre et en nombre, et 20
places
debout en laissant invariable le mot qualifiant (j'avoue
aujourd'hui ma lâcheté :
ce que je n'osais pas dire, c'est que je ne voyais pas la logique par
laquelle
une place arrivait à s'asseoir). Je n'ai jamais compris la
réponse
qu'on m'a donnée et je n'en garde qu'un souvenir confus. Il me
semble
qu'il était question d'euphonie.
L'euphonie est un ingrédient
fantomatique qui donne
aux gens sains d'esprit -hélas, pas à moi!- la clef de
bien des
mystères. Elle explique, par exemple, pourquoi on dit consulat
de
France sans article, mais consulat du Danemark avec
article. C'est
aussi la fée Euphonie qui interdit l'emploi de la terminaison -asse
du subjonctif imparfait. Naïvement, j'avais cru que si on
m'apprenait une conjugaison à l'école, c'était
pour
l'utiliser. C'est pourquoi, un jour, où, avant une pièce
que nous
jouions, je m'étais atrocement maquillé, je
m'étais justifié
en disant : «Il fallait bien que je me grimasse».
J'ai eu droit aux foudres de mon instituteur, appelant à la
rescousse
cette chère fée Euphonie et la notion -que je n'ai jamais
très
bien saisie non plus- de ridicule. Mais quand, à quelques
minutes de là,
j'ai dit au maître-metteur en scène : «C'est
là que vous voulez que je grime?», parce que je
n'osais pas dire grimace, qui n'est pas
euphonique, on
m'est de nouveau retombé dessus. Ce n'est pas toujours
drôle d'être
fou.
Mais au total, ma connaissance de l'xxxxx
avait plus
d'avantages que d'inconvénients pour un élève
moyennement
doué comme moi. Elle m'a donné tout au long de ma
scolarité
une avance sur mes camarades que je n'ai jamais perdue. Je connaissais
beaucoup
de choses en géographie, parce que je correspondais dans la
langue de
Zamenhof avec des enfants du monde entier et que mes lectures
étaient
internationales. Je connaissais une base de racines germaniques que
j'avais
assimilées facilement. Pour un Européen qui aborde
l'xxxxx, les
mots inconnus se trouvent toujours situés dans un ensemble qui
comprend
une certaine proportion de mots familiers : il ne s'agit jamais d'une
masse
totalement étrange à attaquer. Considérons des
mots très
courants comme fenestro (fenêtre), domo (maison),
strato (rue). Le francophone a deux racines à
apprendre (dont
une peut être,
selon l'âge et l'étendue du lexique personnel,
partiellement connue
par des dérivés tels que domicile), l'Anglais deux
racines et le
Slave deux racines (maison se dit dom en russe et en
polonais, dum en tchèque).
En outre, j'avais acquis un solide noyau de
racines latines
qui m'ont beaucoup aidé à assimiler le vocabulaire
français.
Quand j'ai rencontré pour la première fois le mot
simiesque, je
l'ai tout de suite compris : simio veut dire singe en xxxxx.
Quand on m'a
parlé du nerf crural, je l'ai immédiatement
associé
au mot courant qui désigne la jambe dans la langue de Zamenhof : kruro.
Et comme, pour moi, tête, c'est aussi kapo, je
n'ai eu aucune
peine à sentir ce qu'avait de commun la famille
décapiter,
capitaine, capital...
Dans ma folie, j'ai toujours imaginé
qu'il y avait
un rapport étroit entre le langage et la pensée,
c.-à-d.
que le langage était un outil qui aidait à penser. Chose
curieuse,
cette conception m'a été confirmée lorsque j'ai
fait des études
de psychologie. Quoi qu'il en soit, j'ai toujours eu l'impression que
le fait
d'apprendre dans l'enfance un langage épousant en
souplesse tous
les cheminements de la pensée était un atout non
négligeable.
Je souligne «dans l'enfance», parce qu'il me semble que
ceux qui
contractent la maladie à l'âge adulte sont trop
habitués à
couler leur pensée dans les moules rigides de leur langue
maternelle. Ce
point de détail serait à vérifier. Mais la
question qui
nous intéresse ici est celle de savoir pourquoi l'xxxxx suit
mieux qu'une
autre langue le mouvement de l'esprit pensant. La réponse est
facile
parce qu'il respecte sans aucune exception la principale des lois
psycholinguistiques, celle de l'assimilation
généralisatrice.
Une tendance universelle de l'esprit humain :
l'assimilation
généralisatrice...
Un enfant de six ans que je connais, a dit
dans la même
semaine fleurier pour «fleuriste» et journalier
pour «journaliste». Pourquoi? Parce qu'il a
spontanément assimilé le suffixe -er de
la série «boucher, boulanger, charcutier,
cordonnier...» et
qu'il l'a immédiatement généralisé. Et cet
enfant de
12 ans, à qui je mets une goutte de médicament dans son
oeil
enflammé et qui me dit : «Est-ce qu'il va dérougir
vite?»
que fait-il, sinon suivre la loi de l'assimilation
généralisatrice...
et pécher contre la langue française? C'est que toutes
les langues
nationales sont des dictatrices qui exigent obéissance au
détriment
de la spontanéité et des besoins de la communication. Il
n'y a que
l'xxxxx dont on puisse dire : la langue est faite pour l'homme et non
l'homme
pour la langue.
D'aucuns trouvent l'anglais facile. C'est que
les gens
sains d'esprit manquent de points de référence. Un pauvre
fou
comme moi ne comprend pas ce que la communication gagne à
l'obligation de
dire East Africa, mais Eastern Europe; injustice,
mais unjust; I ski, I bicycle, mais
pas I car (alors qu'en xxxxx, pas
de problème : skio = ski, mi skias = je skie; biciklo =
vélo, mi biciklas = je fais du vélo, je vais à
vélo; aŭto
= auto, mi aŭtas = je vais en auto).
... qui permet de gagner à la fois en
simplicité
et en précision
Dans une langue où l'assimilation
généralisatrice
n'est inhibée par aucune exception, mais est au contraire
encouragée
par toute la structure linguistique, le sujet pensant éprouve un
sentiment de liberté extraordinaire. Pas de camisole de force.
Quand vous
poursuivez une idée, les mots sont là pour vous servir.
Imaginez que vous meniez une réflexion
sur les
sentiments et la structure familiale. En français, vous pourrez
parler
d'un sentiment paternel, maternel, fraternel, amical. Mais quand vous
arrivez à
l'oncle? En xxxxx, pour former un adjectif, on remplace le -o final du
substantif ou le -i de l'infinitif par la terminaison -a. Si patro =
père,
et frato = frère, il n'y a pas besoin de mémoriser les
mots paternel et fraternel, on les forme
soi-même : patra, frata. Le sentiment qu'un oncle
éprouve pour un
neveu a quelque
chose de très particulier, bien différencié par
rapport au
sentiment paternel ou amical. En xxxxx, il n'y a pas besoin de
réfléchir : onkla sento est l'expression qu'il
vous faut. Le mot avunculaire existe
bien en
français, mais vous vient-il à l'esprit en une fraction
de
seconde, comme un réflexe, à la même vitesse que
votre pensée?
Et le sentiment du grand-père, n'est-il pas lui aussi
spécifique?
Grand-paternel n'existe pas en français. En xxxxx,
grand-père = avo et l'adjectif correspondant est, bien
entendu, ava. Remplacez
-a par -e et vous avez l'adverbe.
Quand j'étais enfant, j'ai correspondu
avec un garçon
qui, pendant une certaine période, terminait ses lettres en
écrivant,
au-dessus de sa signature, le simple adverbe kuze,
«cousinement». Ce
mot intraduisible exprime une idée très claire : «je
t'adresse des salutations qui expriment les sentiments que l'on a dans
les
rapports de cousin à cousin». L'évolution, dans le
temps, de
sa formule de politesse montre bien l'évolution de nos rapports :
au début,
il mettait samideane (sam- = même, ide- = idée,
-ano = partisan, adhérent, membre, habitant); samideano = partisan
de la même idée, quelqu'un qui partage les idées
de;
comparez samreligiano = coreligionnaire, samlandano = compatriote),
puis il est passé à amike (amicalement),
ensuite à kuze (de
kuzo, cousin)
pour terminer par frate (fraternellement). A une époque
où l'on
parle tant de la nécessité de s'exprimer, d'être
lucide, «congruent»,
transparent dans les relations humaines, que peut faire le pauvre
francophone
avec son lexique mal adapté à la richesse de son
psychisme et à
la variété de l'expérience humaine?
Certes, la langue française et les
autres langues
nationales sont riches et belles, elles méritent notre amour et
notre
respect. Mais il faudrait leur assigner leur place. Celui qui ne
connaît
pas de patois ou dialecte perd toute une atmosphère intime,
purement régionale,
qui a une très grande valeur parce qu'elle nous rattache
à nos
racines locales. Mais celui qui ne parle qu'un patois et aucune langue
nationale
perd une quantité énorme de richesses culturelles, de
nuances et
de possibilités de contact. N'y a-t-il pas un rapport
équivalent
entre la langue internationale et la langue nationale? Sans doute
faut-il être
fou pour souhaiter ce que je préconise : qu'un jour chaque
humain possède
réellement trois moyens de communication linguistique : le
parler régional,
la langue nationale, et l'xxxxx, qui correspondent à ses trois
niveaux
d'appartenance, à trois patriotismes, qui, loin de s'opposer,
devraient
s'intégrer les uns dans les autres.
Tenez! Voici un autre exemple qui vous donnera
une idée
du «rendement lexical» du petit investissement que demande
l'xxxxx. Il
existe dans la langue internationale un suffixe -aĵo, qui
désigne
l'objet, et un suffixe -ado, qui désigne l'action. A
partir du
verbe pensi (penser), vous pouvez former trois
équivalents du mot
français «pensée» : penso est
le terme
courant, qu'on emploiera le plus souvent, mais si vous discutez
philosophie ou
psychologie et que vous vouliez préciser les nuances, vous direz
pensaĵo pour désigner la chose que vous
pensez, la
pensée en tant
qu'objet d'un acte mental, et pensado pour exprimer le
fait de penser, la
pensée en
tant que processus. Ce ne sont pas des complications farfelues puisque
vous ne
préciserez ces nuances qu'en cas de besoin. Mais si la situation
se présente,
le mot est là, dans le potentiel de la langue, et vous n'avez
qu'à
le construire vous-même. Vous serez compris dans le monde entier.
L'occasion pourrait se présenter par exemple si vous traduisez
un auteur
grec qui différencie noêsis (pensado, action de
penser) de
noêma (pensaĵo, la chose pensée, la pensée
que vous
pensez).
Mais qu'est-ce que je raconte? Voilà
que mon délire
me reprend. J'oublie que, comme le savent tous les gens sains d'esprit,
l'xxxxx
est une langue pauvre, un code sans vie, le rêve utopique de
quelques
pauvres fous...
Une maladie favorisant
l'intérêt
pour la
diversité des cultures et des langues
J'ai mentionné ci-dessus mes
correspondants. Ils ont
joué un très grand rôle dans mon adolescence. Ce
n'est pas
drôle d'être un malade mental. Mais c'est encore moins
drôle
d'être seul. Ma grande consolation, c'est qu'il y avait, partout
dans le
monde, d'autres personnes présentant les mêmes
symptômes. A
14 ans, j'avais un correspondant chinois et un correspondant japonais
avec qui
j'échangeais des lettres extrêmement intéressantes
en xxxxx.
Ils m'ont donné le goût de la culture asiatique et je ne
dirai
jamais assez l'enrichissement que cela a représenté pour
moi. Si
plus tard, J'ai fait un diplôme de chinois, c'est à mon
ami
xxxxxphone Er Tungguo que je le dois en grande partie.
J'avais aussi des correspondants en Argentine,
en
Australie, en Suède, en Bulgarie. Un de mes frères a
été
contaminé (l'xxxxx est contagieux) et lui aussi a correspondu
avec des
xxxxx-istes de divers pays. Nous avions environ 25 ans lorsque la
Tchécoslovaquie
d'après-guerre a ouvert ses portes au tourisme. Mon frère
et moi fûmes
du premier groupe de voyageurs. Je n'oublierai jamais l'accueil
chaleureux que
nous avait réservé un groupe d'xxxxxphones de notre
âge
rassemblés par le correspondant de mon frère. Les autres
touristes
de notre groupe, gens sains d'esprit, n'ont eu aucun contact avec la
population
locale. Mon frère et moi en avons appris sur la vraie vie
tchécoslovaque
plus que tous les autres touristes réunis, grâce à
ces
innombrables conversations directes, spontanées, sans effort et
sans
interprète, avec les gens du peuple.
Une expérience difficilement
transmissible
Qui faut-il croire? Mon expérience, mon
vécu
personnel, ou les arguments des sceptiques? S'ils ont raison, je n'ai
pas pu
communiquer, puisque l'xxxxx n'est pas une vraie langue. «C'est
une utopie»,
m'a-t-on répété, «les gens de peuples
différents
parleront une langue internationale chacun à sa manière,
selon ses
structures grammaticales, son accent, sa sémantique, et ils
n'arriveront
jamais à se comprendre». Avec mon esprit débile, je
ne vois
pas pourquoi un Turc et un Argentin qui se parlent anglais peuvent
quand même
communiquer dans cette langue, beaucoup plus difficile à
prononcer et à
manier que l'xxxxx, mais que puis-je répondre? Ils en savent
tous
tellement plus que moi. Parce que c'est ça, la grande
caractéristique
des gens sains d'esprit : ils n'ont pas besoin de l'expérience
pour
savoir.
Tel linguiste célèbre -qui n'a
jamais appris
l'xxxxx- n'a-t-il pas affirmé que cette langue pouvait rendre
quelques
services au niveau des banalités de la vie quotidienne, mais
qu'elle ne
saurait servir à une communication au sens plein dans les
domaines
scientifique, philosophique, politique ou littéraire? J'ai
assisté
à bien des échanges scientifiques en xxxxx, j'ai souvent
discuté,
dans cette langue, politique ou philosophie, j'ai été
ému
par tels et tels poèmes originaux écrits dans la langue
internationale par Kurzens, Kalocsay ou Miyamoto Masao. Mais que
suis-je à
côté d'un linguiste qui n'a pas besoin d'apprendre une
langue pour
en juger les capacités?
Un historien et homme de lettres très
connu a un
jour déclaré avec fougue à la
Société des
Nations, lors de l'examen d'un rapport très favorable à
l'xxxxx, établi
par le secrétariat de la SDN (rapport bientôt
enterré sous
le coup d'arguments aussi irréfutables) : «En xxxxx, on
peut tout
traduire, on ne peut rien exprimer». Bien sûr, ce monsieur
n'a jamais
ouvert un manuel d'xxxxx, il n'a jamais assisté à un
débat
dans cette langue, mais c'est un homme sain d'esprit, qui était
à
l'époque titulaire d'une chaire dans une grande
université européenne.
Face à cette santé mentale, à quoi bon raconter
mon expérience
de la réalité : tels enfants de père
français et de
mère norvégienne dont la langue maternelle est l'xxxxx,
tel couple
flamand-hongrois dont l'xxxxx est la seule langue commune, telle
expression
qu'il m'arrive d'utiliser spontanément dans la langue
internationale et
que je suis incapable de traduire dans mon français
«natal»?
Vous qui me lisez et êtes sains
d'esprit, aidez-moi à
comprendre ma maladie Pourquoi diable suis-je blessé dans mon
identité
d'xxxxxphone quand je lis ce que dit un journal aussi sérieux
que Le
Monde, lors du décès du Président de la
République
autrichienne, M. Franz Jonas, qui parlait avec beaucoup d'aisance la
langue
internationale. L'article qui lui est consacré le 25 avril 1974
contient
le passage suivant : «Ce handicap, joint à (...) son
goût trop
affiché pour l'xxxxx et la photographie en couleur, fait
sourire».
Comme c'est subtil! Comme le journaliste transmet habilement son
message, sans
y toucher à pleines mains...! Mais non, je ne comprend pas.
Quand Jonas
et Tito se sont entretenus en xxxxx, seuls à seuls, qu'ont-ils
fait qui
prête à sourire?
Un des graves problèmes, pour les
malades mentaux,
est celui de leur insertion sociale. Il existe heureusement deux grands
débouchés :
les organisations internationales, d'une part, les professions
psychologiques,
d'autre part. J'ai eu la grande chance d'être admis dans les unes
et les
autres.
Une folie renforcée par l'expérience
professionnelle
Je suis devenu fonctionnaire de l'ONU parce
que j'avais
appris plusieurs langues. C'est une complication assez fréquente
de la
maladie « xxxxx ». Mes correspondants m'avaient
donné le goût
des cultures étrangères. En outre, je savais par
expérience
qu'il était possible de maîtriser une autre langue. Mais
surtout
-telle est du moins la façon dont mon délire
systématique
explique aujourd'hui les faits- je m'étais
déconditionné
par rapport à ma langue maternelle. Apprendre une langue suppose
en effet
deux opérations, un décodage et un recodage. Pour moi, le
décodage
s'était fait facilement. En xxxxx, les structures grammaticales
sont immédiatement
perceptibles, puisque la langue est tout à fait
régulière
et que les rapports entre les mots, ou, sémantiquement, entre
les
notions, sont exprimés par des terminaisons ou des affixes bien
visibles.
J'avais donc assimilé sans m'en rendre compte une grammaire
universelle
qui m'a incroyablement facilité l'apprentissage des autres
langues.
Le francophone qui apprend l'allemand, par
exemple, doit
passer d'un système complexe, rigide et arbitraire à un
autre système
complexe, rigide et arbitraire sans que rien facilite l'articulation
entre les
deux systèmes. Pour passer du français je vous
remercie
à l'allemand ich danke ihnen, il faut apprendre à
relativiser
deux choses : la place des mots dans la phrase, et la nature
directe ou indirecte
du complément d'objet (ihnen est un datif). Quand j'ai appris
l'xxxxx, je
disais au début, suivant la structure française, mi
vin dankas, mais je n'ai pas tardé
à remarquer
dans les livres ou revues que je lisais, dans les lettres de mes
correspondants
ou les énoncés de mes interlocuteurs, qu'il n'y avait
rien
d'incongru à dire mi dankas vin, mi al vi dankas ou mi
dankas
al vi. Le déconditionnement était
opéré.
Tout le monde sait qu'il est beaucoup plus facile d'apprendre la
deuxième
langue étrangère que la première. Pourquoi? Parce
que l'étape
décodage est franchie. Comme les structures linguistiques
apparaissent de
manière concrète en xxxxx, le décodage à
l'aide de
cette langue est particulièrement utile. Apprendre l'xxxxx,
c'est à
la fois assimiler un noyau de vocabulaire étranger, faire de
l'analyse
grammaticale et acquérir des réflexes qui
représentent une
salutaire prise de distance par rapport à la langue maternelle.
Le plus artificiel est-il vraiment celui qu'on
croit?
Quoi qu'il en soit de ces explications, je
suis devenu
fonctionnaire de l'ONU. J'étais à peine arrivé
dans la
grande maison de verre qu'on m'envoyait en séance :
j'étais chargé
d'établir le compte rendu analytique d'un petit comité.
Quelque
temps avant mon départ pour New-York, j'avais participé
à
une réunion xxxxx-iste. Il y avait un Japonais, un Hongrois, un
Brésilien,
un Belge francophone, un Islandais... Le Japonais avait commencé
à
apprendre l'xxxxx deux ans plus tôt, le Hongrois neuf mois avant
la réunion, les autres, je ne sais pas. Le souvenir des
débats, animés,
spontanés, vivants, pleins d'humour résonnait encore
à mes
oreilles.
C'est plein de cette expérience, que
j'ai pénétré
dans la petite salle de réunion où m'envoyait mon chef
onusien. Le
hasard a voulu qu'il y ait là aussi un Hongrois, un
Brésilien et
un Japonais, mais les autres étaient un Français, un
Américain,
un Soviétique et un Syrien. C'était extraordinaire. On
leur
distribuait des documents dans quatre langues différentes. Ils
parlaient
devant un micro et avaient sur les oreilles des écouteurs
où des
interprètes leur susurraient dans une langue
généralement
autre que la leur ce qui se disait en séance. Pour ces sept
personnes, il
y avait huit interprètes et un technicien.
Le Français était un
méridional plein
de verve qui ne cessait de faire des bons mots et de tenter de mettre
dans cette
réunion sévère un élément de
fantaisie. Dans
son enthousiasme rieur, il avait tendance à donner des coups de
coude à
son voisin soviétique ou à le tirer par la manche en
souriant de
toutes ses dents. Je n'oublierai jamais son visage chaque fois
déçu
lorsqu'il voyait que le Soviétique ne réagissait pas.
C'est qu'il
y avait un décalage d'un quart ou d'une demi-minute entre la
phrase
humoristique du Français et le sourire amusé du Russe. Le
Brésilien,
lui, n'a jamais souri. Non qu'il fût d'humeur chagrine. Mais,
bien que de
langue portugaise, il écoutait l'interprète espagnole et
cette
jeune femme n'était pas inspirée : les finesses du
Français étaient,
dans la langue de Cervantès, soit omises, soit tristement
aplaties.
Le moment le plus intéressant, pour le
fou que je
suis, a été la pause. Tout le monde est passé dans
une
petite salle voisine où l'on avait servi quelques
rafraîchissements.
En sirotant leur jus d'orange ou leur café, les experts
(c'étaient
tous des universitaires de haut vol) se regardaient sans mot dire, ou
baragouinaient quelque petit-nègre s'apparentant de très
loin à
la langue de Shakespeare. Souvent ils nous demandaient de traduire
phrase après
phrase ce qu'ils voulaient se dire.
Surpris de cette façon de
procéder, mon
esprit malade a émis une hypothèse : sans doute ces
messieurs
n'ont-ils pas eu le temps d'apprendre une langue où le rapport
entre
l'investissement en énergie et l'efficacité soit optimal
pour la
communication. Je les ai donc interrogés l'un après
l'autre. Le
Hongrois avait mis sept ou huit ans pour arriver au niveau assez
lamentable où
il s'exprimait en russe. Le Japonais avait appris l'anglais pendant 10
ans, mais
il donnait énormément de mal aux interprètes
à cause
de son accent (je me souviens notamment qu'on ne savait jamais s'il
disait
premier ou troisième, first et third étant
prononcés
par lui d'une façon pratiquement équivalente).
Des investissements en argent et en énergie
sans
mesure avec les résultats obtenus
Les gens sains d'esprit sont vraiment
bizarres. Ainsi, ils
avaient passé un temps fou pour apprendre des langues qu'ils ne
maîtrisaient
pas et qui ne leur permettaient pas de se comprendre directement. Mais
là
où vraiment j'ai heurté comme un mur les limitations
qu'engendre
mon handicap mental, c'est quand je me suis renseigné sur
l'aspect
financier du problème. A la réunion en xxxxx à
laquelle
j'avais participé avant mon départ pour l'ONU, les
dépenses
linguistiques s'étaient élevées à 0fr. 0
centime.
Ici, pour mal se comprendre, ils dépensaient une fortune.
J'ai entrepris quelques recherches sur ce
point, mais je
n'ai pas eu la force de les poursuivre. C'est dommage. Les budgets des
organisations internationales sont très intéressants.
L'année
de mes recherches, la Conférence des Nations Unies pour le
Commerce et le
Développement, qui s'était tenue à New Delhi,
avait coûté
quelque 8 millions de francs suisses. Sur ce chiffre, 4 millions
étaient
affectés exclusivement au système multilingue
employé, et
cette somme ne comprenait ni la multiplication des dépenses
d'électricité,
de papier, d'amortissement des machines à écrire et autre
matériel,
ni les frais occasionnés par le recrutement des 190
interprètes, réviseurs
et traducteurs temporaires engagés spécialement pour la
Conférence
au prix de mille difficultés : En mai 1975, l'Assemblée de
l'Organisation mondiale de la Santé a adopté le principe
d'accorder à l'arabe et au chinois le statut de langues de
travail. Le
Secrétariat de l'OMS évalue à 5.000.000 de dollars
par
an le coût minimal de cette décision. Cette somme
permettrait
de sauver la vue de 10 000 000 de personnes atteintes de trachome qui
vont
devenir aveugles faute d'argent pour les soigner.
Je m'avoue vaincu. Je n'arrive pas à
comprendre
pourquoi le contribuable sain d'esprit accepte de financer de telles
opérations.
Pourquoi consacrer des milliards à la traduction, à
l'interprétation
et à la dactylographie multilingue, alors que ce sont des
opérations
purement stériles, puisque dans le monde de fous où je
vis, nos réunions
internationales s'en passent fort bien et que la communication
est
meilleure?
J'ai essayé de faire part de mon
expérience
aux personnes compétentes, mais j'ai vu les visages se fermer,
les
sourcils se froncer, des sourires ironiques se dessiner. Les gens sains
d'esprit
savent que l'xxxxx est une chose peu sérieuse, une manie de
quelques
farfelus.
Il y a deux solutions au problème de la
communication entre étrangers. Celle des gens sains d'esprit
consiste à
estropier des langues difficiles comme l'anglais et le français,
après
des années et des années d'étude, dans des
réunions
où règne une jolie inégalité linguistique
et où
de toutes façons on ne se comprend pas sans interprètes
ni
traducteurs. Cette solution est très supérieure à
celle des
fous, en argent notamment
.
La solution des malades mentaux de ma
catégorie
consiste à adopter pour les relations entre étrangers une
langue
bien adaptée aux exigences du psychisme humain, pour que les
personnes de
toutes les cultures puissent s'y sentir à l'aise. En effet,
qu'est-ce qui
inhibe l'expression linguistique? Les difficultés de la
grammaire et de
l'usage, le manque du mot correspondant au concept. Dans une langue
comme
l'xxxxx, où il faut cinq secondes pour apprendre à former
le
pluriel de tous les substantifs, cinq secondes pour apprendre à
former le
présent de l'indicatif (ou le futur, ou le conditionnel...) de
tous les
verbes à toutes les personnes, cinq secondes pour apprendre
à
former un adjectif à partir de tout nom et inversement, le
rendement de
chaque minute d'apprentissage est extraordinaire et l'expression
linguistique
est on ne peut plus aisée. Quel sentiment agréable, de ne
pas
avoir à se demander à tout instant si on dit "vous
disez" ou "vous dites", "on the bus" ou "in the bus",
"er helft mich" ou "er hilft mir"!
Nous autres xxxxx-phones avons la même
facilité
pour le vocabulaire. Il nous a fallu cinq secondes pour apprendre
à
former écurie, chenil et porcherie
à
partir de cheval, chien et cochon, cinq secondes
pour apprendre
à former jument, chienne et truie, cinq
secondes
pour apprendre à
former poulain, chiot et porcelet.
Si d'aventure on en a besoin, le mot est
là, immédiatement
présent à l'esprit, alors qu'en anglais ou en allemand,
même
après 10 années d'étude...
Il faut être fou comme moi pour juger
préférable
de communiquer entre étrangers avec spontanéité,
sans dépenser
un sou, après un apprentissage de durée raisonnable (il
faut 167
heures pour arriver en xxxxx au niveau qui, en anglais, demande 1200
heures d'étude;
cela n'a rien d'étonnant si l'on considère que 80
à 90 %
des difficultés d'une langue n'apportent rien à la
communication).
Pourquoi diable adopter une solution aussi simple, alors qu'il est
possible d'en
choisir une beaucoup plus compliquée, qui, de surcroît,
confère
à quelques langues un statut privilégié, avec
toutes les
conséquences économiques et politiques qui en
résultent?
Nous autres fous, nous sommes tous sur le
même pied,
avec chacun son accent étranger, chacun utilisant une langue qui
n'est
pas celle de son pays. Chez les gens sains d'esprit, le
délégué
norvégien ou finlandais, le Hongrois et le Mongol, le Grec et le
Portugais parlent une langue étrangère, alors que
l'Anglais, l'Américain,
le Français, le Russe utilisent leur propre idiome. Quel
avantage sur les
autres! Quelle arme redoutable, dans des débats où le
ridicule est
si important!
Un jour, dans mon délire, j'ai
raconté l'expérience
vécue du francophone que je suis : «En Belgique, les seuls
Flamands
avec qui je n'éprouve dans la communication aucune gêne,
ni
linguistique, ni psychologique, sont ceux avec lesquels je parle
xxxxx».
Les gens normaux qui m'entouraient ont secoué la tête avec
pitié.
Je savais ce qu'ils pensaient : «Pauvre type! Il est bien brave,
mais...»
Quelle idée saugrenue que la mienne! Mais mon délire
m'empêche
de les comprendre. Je les entends crier : «Droit du sol»,
«Droit
de la majorité» et je vois les poings se fermer, les
visages se
durcir, et telles candidatures éliminées d'office...
Il faut être fou pour proposer comme
solution une
langue «artificielle», comme disent les gens sains
d'esprit. C'est
vrai qu'elle est artificielle. Quand nous rigolons ensemble à
cinq de
cinq pays différents autour d'un sympathique «pot»,
il suffit de
nous voir et d'entendre la rapidité de notre débit pour
comprendre
comme nous sommes guindés dans notre artificialité.
Tandis qu'avec
leurs fils, leurs micros, leurs boutons sélecteurs et leurs
dizaines de
traducteurs qui s'affairent une nuit durant dans les coulisses pour que
les
documents sortent dans toutes les langues de travail à la
séance
du matin, les gens sains d'esprit ont trouvé la solution
«naturelle».
Le micro, la cabine d'interprètes, les écouteurs,
voilà la
nature. La bouche et les oreilles sans intermédiaire? Oh
horreur! Vous êtes
fou?
Je suis fou. Je vois bien vos sourires. Vous
êtes
gentils, merci. Mais n'essayez pas de me convaincre. Il y a trop
longtemps que ça
dure. Je crains que mon cas ne soit désespéré.